J'AI PAS LE TEMPS, MON ESPRIT GLISSE AILLEURS : EVASION DE BENJAMIN WHITMER


J'espère qu'à la lecture du titre du billet, vous avez tous dans la tête pour au moins trois jours le générique chanté par Faf Larage de cette série des années 2000, Prison Break. J'ai terriblement honte de commencer cette chronique d'un livre de très bonne qualité, avec une narration puissante et une histoire qui tient la route, en parlant d'une série médiocre, au scénario what the fuck mais qui a au moins le mérite de faire pouffer les spectateur.rice.s qui ont décidé de ne pas la prendre au sérieux.

Évidemment, si j'ai décidé de déterrer un truc que tout le monde avait envie d'oublier, ce n'est pas pour vous faire du mal, j'ai envie de gagner des lecteur.rice.s, pas de les effrayer en leur rappelant que peut-être dans un coin de leur tête il y a un peu d'amour pour Prison Break.


J'arrête les bêtises et je vais enfin vous expliquer comment j'ai découvert le dernier livre de Benjamin Whitmer. Quelques recherches, un peu de hasard, beaucoup de curiosité. C'est en somme la combinaison gagnante pour découvrir une nouvelle pépite à lire. Depuis quelque temps, le magazine America me permet de remplir tous les critères précités. C'est donc très logiquement en lisant cette revue que je suis tombée sur le nom de Benjamin Whitmer. Il avait écrit un article intitulé L'Histoire interdite qui retrace en quelque sorte l'histoire de la violence en Amérique, thème du numéro 4 d'America. J'aime l'approche de l'auteur, ses mots, sa dureté et son cynisme. Il y a beaucoup de colère. Alors je mène ces recherches dont je parlais plus haut et je découvre Évasion. Quelque chose plus beau qu'un bon livre, l'histoire de la rencontre avec un bon livre.


"C'est le genre de ville où les gens venus d'ailleurs ont tous fière allure, juste parce qu'ils ne ressemblent pas à tous les autres." 1968, Colorado, dans la ville d'Old Lonesome. Un nom évoquant un mélange étrange de mélancolie, de lourds secrets et de chagrins inconsolables. Avec pour cadre les Montagnes Rocheuses, la touche de wilderness.

Il fait très froid ce soir de réveillon. Un temps glacial qui vous brûle les extrémités et ralentit chacun de vos mouvements. Douze détenus ne se sont pas préoccupés de la météo et ont décidé de se faire la malle de la prison d'Old Lonesome. Un blizzard a par ailleurs décidé de s'inviter à la fête. Grosse ambiance. Cavale et traque sont au programme. Des gueules cabossées poursuivies par d'autres gueules cabossées. Les évadés ont leurs histoires, leurs doutes et leurs faiblesses. Pas d'angélisme, pas de manichéisme. On suit plus particulièrement le parcours de Mopar Horn, un jeune détenu, emprisonné pour meurtre. Au fil des pages, on en apprend un peu plus sur ce crime, une histoire parmi d'autres dévoilée. "Parfois il y a des choses que vous voulez si violemment que ça vous brise le cœur. Soit vous les obtenez, soit vous les frottez et les frottez encore jusqu'à ce qu'elles disparaissent. Et vous avec."


Les gardiens de la prison sont des bêtes lâchées dans une nature aussi sauvage qu'eux. Quelques amphétamines pour donner du courage et une bonne dose d'agressivité, la traque peut commencer. Jugg, le directeur de la prison, est une pourriture irrécupérable, aussi enragée que ses gardiens, préférant tirer avant de parler. La suite des événements ne peut être que meurtrière. Jim Cavey, traqueur expérimenté, préférerait éviter toutes ces effusions de sang. Personnage tourmenté, "comment se retrouve-t-on coincé dans une vie qu'on n'a jamais voulue ? Voilà la vraie question. Et elle n'a pas qu'une seule réponse. Personne ne vit la vie qu'il a voulue", il se sent méprisé, rabaissé que ce soit par ses proches ou par les habitants de la ville d'Old Lonesome. Ces habitants victimes ou complices des fuyards mais surtout soumis aux aléas de la vie de cette ville, de son fonctionnement, de son ordre. Un ordre qu'on ne bouscule pas. La cousine de Mopar, Dayton Horn, le comprend vite. Elle souhaite retrouver son cousin pour lui apporter son aide mais les difficultés s'amoncellent, les événements s'accélèrent, il semble impossible dans ce monde de fous de réussir à tenir les rênes. Observateurs passifs de cette poursuite, deux journalistes de Denver, avides de scoops, assistent à la débâcle sanglante qui se déroulent sous leurs yeux.

"La première victime d'une guerre, c'est la vérité", affirme l'un des personnages. Quelle vérité peut donc ressortir de cette course-poursuite déchaînée où la violence appelle la violence, où chaque protagoniste glisse vers un destin inéluctable ?


Évasion est un roman où la violence est partout : dans les mots avec des dialogues très vifs et souvent très crus, dans les actes quand les protagonistes s'affrontent ou encore dans la nature avec ce froid et cette neige qui accroissent ce sentiment de malaise permanent. Cependant, il serait réducteur de résumer l'histoire d'Évasion à sa seule violence. Benjamin Whitmer sonde les esprits de chacun de ses personnages. Plusieurs points de vue sont développés. Un chapitre, un personnage. Procéder ainsi permet aux lecteur.rice.s d'approfondir sa relation et sa compréhension de la personne décrite. L'auteur a aussi à cœur de dévoiler la violence des milieux carcéraux qui se situe aussi bien du côté des détenus que de celui des autorités. Une violence qui ne se traduit pas uniquement par des actes, c'est aussi quelque chose qui est subi. Par ailleurs, l'enfermement n'est pas que physique, Benjamin Whitmer montre qu'il est aussi social, qu'il est compliqué de sortir de sa condition. Les habitants d'Old Lonesome sont dépendants de cette prison, elle est un lieu qui pourvoit des emplois, apporte donc de l'argent, ils n'y vivent pas mais c'est tout comme. Les espoirs sont réduits à néant, il n'y a pas de gagnant, que ce soit chez les prisonniers, ceux qui travaillent dans la prison ou encore la population. Whitmer dépeint ici l'une des histoires de la violence en Amérique.

Old Lonesome me fait penser aux boules à neige que j'aimais secouer étant enfant. Sauf que cette fois-ci, il n'y a rien de magique ou d'enchanteur à la vue de ces faux flocons de neige retombant doucement. C'est une ville sous cloche, coincée dans les méandres de la violence et ce n'est plus de la neige qui la recouvre mais du sang. "Parce qu'on survit. C'est tout ce qu'il y a. Il n'y a rien dans ce monde qui vaille qu'on vive pour lui mais on le fait quand même. On n'y pense pas, on se contente d'avancer. On survit et on espère seulement qu'on pourra s'accrocher à un bout de soi-même qui vaille qu'on survive."


À lire, à découvrir

Évasion de Benjamin Whitmer est disponible aux éditions Gallmeister sous format broché au prix de 23,80 euros mais très bientôt sous format poche toujours chez Gallmeister pour 11,10 euros (sortie prévue le 6 février). Vous voyez, je pense à toutes les bourses.

Vous pouvez aussi découvrir ses autres romans, de mon côté il va falloir que je m'y attelle : Pyke et Cry Father sont disponibles aux Editions Gallmeister. Si vous jetez un œil, vous verrez que les couvertures sont toujours superbes.
Pour une ambiance un peu identique mais sans les détenus ni la prison, simplement avec la neige, la petite ville américaine un peu perdue et la masculinité toxique, vous pouvez lire Affliction de Russell Banks qui a d'ailleurs été adapté au cinéma avec Nick Nolte, Sissy Spacek et Willem Dafoe, pour je ne sais quel résultat. C'est un très bon livre, très prenant également et qui là aussi met l'accent sur le mal-être profond de personnages et la violence engendrée par celui-ci. Une violence qui n'est pas justifiée mais expliquée. Passionnant.



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