Voyage, voyage, plus loin que la nuit et le jour : Un long voyage de Claire Duvivier

J'ai tendu l'oreille. C'est ainsi que mon histoire avec Un long voyage de Claire Duvivier a commencé. 
 
J'écoutais Salle 101, une émission qui traite principalement de littérature de l'imaginaire (du fantastique à la science-fiction en passant par la fantasy) mais pas que. Cette émission est plurielle comme le nom de la radio associative sur laquelle elle est diffusée (Fréquence Paris Plurielle) et parle également de séries, de films et déborde de temps en temps sur d'autres styles littéraires. Découverte dans la découverte, ce podcast m'a été conseillé par une personne que je suis sur Twitter et en qui j'ai une totale confiance lorsqu'elle me donne des conseils de lecture (je suis très intimidée par ses connaissances en la matière mais ça ne se voit pas derrière l'écran, ouf heureusement).  La Salle 101 est sûrement la meilleure émission parlant de bouquins, j'aime le ton, impertinent comme on dit, il n'y a pas de concession, les choses sont dites, même qu'il y a de l'humour et un brin de cynisme bien placé. Je vais être honnête, je ne suis pas une spécialiste des émissions littéraires (donc mon avis je pense que vous allez me dire que je peux me le carrer où je pense) , à part La Grande Librairie et Le Masque et la Plume je n'ai pas beaucoup de références et on y respire beaucoup ses prouts dans ces dernières, cela devient donc vite étouffant. Mais revenons-en à nos moutons car non je n'ai pas changé, je continue de divaguer et de m'éloigner de mon sujet comme dans chacun de mes billets. 
 
Lors d'une émission de Salle 101 du mois de mai, si ma mémoire ne me joue pas de vilains tours (je pourrais vérifier mais c'est plus rigolo de prendre le risque de se tromper), l'un des intervenants a très rapidement parlé, et j'insiste sur le "très", de sa lecture en cours et je vous le donne en mille (oui j'ose) il s'agissait d'Un long voyage de Claire Duvivier. Mon envie de me procurer ce livre est partie de là, d'une remarque, même pas une suggestion. Je n'ai rien appris sur le contenu du livre, son style, ses personnages, peau de zob. Cet achat paraît donc ne pas avoir de sens et pourtant je suis là en train de vous en parler. Je suis persuadée que c'est l’intonation de la voix du présentateur qui a eu un effet déclencheur chez moi, une intime conviction, ce livre ne pouvait être que fantastique. Je vous l'accorde c'est très perché comme façon d'expliquer les choses surtout que si j'avais pris le temps d'écouter les émissions du mois de juin de Salle 101, j'en aurais appris un peu plus puisqu'il y a entre autres une interview de Claire Duvivier mais franchement je n'aurais pas eu cette merveilleuse histoire à vous raconter, histoire qui est un peu mon long voyage à moi, avec beaucoup moins d'intérêt que le roman dont je suis censée vous parler et pas mal de bâillements intempestifs. 

 
" Gémétous, ma hiératique, c'est pour toi que j'allume cette lanterne, que je sors ces feuilles, que je trempe cette plume dans l'encre. À vrai dire, je me lance dans cette entreprise sans savoir si je pourrai la mener à bien : il y a fort longtemps que je n'ai pas couché des mots sur le papier et, même à l'époque où cette tâche m'était quotidienne, mes œuvres se limitaient à des rapports et procès-verbaux. Mais après tout, ce n'est pas une épopée que tu m'as demandée ; toi, tu veux la vérité sur Malvine Zélina de Félarasie, et je suis l'un des derniers en vie à l'avoir connue. Je vais donc faire la lumière sur elle ... "

L'incipit est prometteur. Une entrée en matière où l'autrice sème quelques graines, quelques pistes. Un narrateur qui sous la lumière d'une lanterne, avec une plume, décide de mettre par écrit son histoire, de raconter celle-ci à une certaine Gémétous. Son ton est tendre, très doux et empreint de mélancolie. Cette Gémétous est très probablement un être cher à son cœur. Le narrateur est vieux, a exercé semble-t-il une fonction administrative, doute de ses capacités à raconter en long, en large et en travers le déroulement de sa vie étroitement liée à celle d'une femme qu'il a connue et dont le parcours paraît mystérieux. 

Tous ces éléments laissent donc entrevoir quelques facettes du roman : des noms étranges, ne ressemblant pas du tout à ceux de notre réalité, une autre époque ou un autre monde peut-être puisqu'on ne parle pas d'électricité, quelques secrets et derrière la voix du narrateur, qui nous l'apprendrons très vite se prénomme Liesse, la voix de l'autrice que je trouve malicieuse, qui nous prévient que "ce n'est pas une épopée" et effectivement nous avons dans les mains un roman du domaine de l'imaginaire d'un peu plus de 300 pages, pas plus.

Un long voyage est le récit de Liesse, témoin crucial d'une époque. Il est le fils d'un pêcheur et doit quitter son village natal lorsque son père meurt. Il était devenu un fardeau, sa mère ne pouvait "s'occuper seule de ses quatre enfants". Il fallait donc en choisir un à laisser de côté et ce choix se porta sur Liesse car comme l'explique-t-il : "peut-être étais-je celui qui ressemblait le plus au défunt, ou qui était le plus affecté par sa disparition." Il échappe ainsi à une tradition cruelle où "en d'autres temps, [les] sages [l']auraient jeté à l'eau loin de la côte". Il est emmené au comptoir impérial de Tanitamo, sur l'île de Tan-Henua où il devient une "possession" de l'Empire, il est acheté alors que "le comptoir ne signait plus de contrats de ce genre, qu'ils étaient pour ainsi dire devenus tabous dans l'Empire." Cela lui permet cependant d'avoir la vie sauve. Il grandit et reçoit une éducation, devient l'apprenti de Merle Pyrart qui "deviendrait pour [Liesse] un grand frère et un modèle."

 "Je ne suis pas sûr que tout cela t'intéresse vraiment, Gémétous ; tu dois même penser que je me moque de toi. [...] C'est de Malvine Zélina de Félarasie que tu veux tout savoir ! [...] Pardonne-moi : il m'apparaît nécessaire d'expliquer comment le fils d'un pêcheur a pu croiser le chemin de cette étoile montante de Haute-Qaïma", car en décidant de prendre la plume pour parler de cette aristocrate dont les choix ont été déterminants pour le monde dans lequel elle évolue, c'est également l'occasion pour Liesse de raconter sa propre histoire. Les liens entre le narrateur et Malvine ne sont pas évidents, leurs chemins personnels sont très contrastés et il faudra du temps avant que les deux personnages s'accordent une confiance mutuelle.

Il y a donc toute une première partie du roman qui relate les débuts de Liesse, qui apporte du contexte à sa rencontre avec Malvine mais aussi des apports sur le fonctionnement de l'Empire, des îles, des différentes hiérarchies, de la politique et des tensions entre les différents peuples. Je tiens à préciser que la place des femmes dans le roman ne se discute pas, c'est-à-dire que la question ne se pose pas. Il n'y a pas de cases où chacun.e doit être à une place déterminée en fonction de son genre, c'est cette liberté que la fantasy permet, on abolit les règles en vigueur dans nos sociétés, on efface tout. Progressivement, suite à l'arrivée de Malvine à Tanitamo, et "l'arrivée de cette nouvelle régisseuse était annonciatrice d'un changement, chose à laquelle l'humain n'est en général jamais enclin", le narrateur décrit ses fonctions, le travail accompli, tout ce qu'elle apporte au comptoir. C'est ainsi que sous nos yeux ébahis l'histoire se déploie, le voyage commence, Liesse travaille auprès de Malvine, part vers d'autres contrées où des événements majeurs de l'histoire de son monde vont bouleverser sa propre vie. Il est témoin et acteur à la fois. Ce qui intrigue tant Gémétous, c'est la disparition de Malvine, et Liesse va, avec un ton plein de dévotion envers celle qu'il a servie avec fidélité, retracer son parcours en, comme expliquer précédemment, détaillant tous les tenants et les aboutissants de son univers qui est la meilleure façon de nous imprégner totalement de celui-ci, ses hommes, ses femmes, ses institutions, ses guerres,... L'histoire de Malvine ne peut être complète sans tous ces éléments. Un long voyage pour nos personnages. 

Même si le roman est présenté comme un roman de fantasy, c'est assez réducteur de rester bloqué sur cette classification. Claire Duvivier elle-même, dont c'est le premier roman, explique dans l'interview donnée à Salle 101 le 11 juin dernier, qu'effectivement nous sommes plutôt dans le domaine de l'imaginaire en général. Un imaginaire qui est saupoudré par petites touches, qui n'envahit pas l'histoire au risque de prendre trop de place et étouffer celle-ci. Il se pose délicatement au fil des pages. L'autrice a par ailleurs précisé qu'elle joue avec nos attentes sur ces codes habituels de la fantasy auxquels nous sommes habitués. Évidemment que lorsque l'on nous parle de fantasy, on pense dragons, elfes, bruits des épées et tout ce qui fait lien avec l'univers d'un livre de Tolkien ou un épisode de Game of thrones. C'est très chargé. Alors quand on lit Un long voyage il y a de quoi être surpris. Ce livre a un pouvoir, il peut s'adresser à tout le monde, j'ai lu quelques avis où les lecteur.rice.s expliquaient que la fantasy ne faisait pas partie de leurs plaisirs littéraires, qu'il y avait une espèce de méfiance et que pourtant ils/elles avaient adoré Un long voyage. C'est justement parce que ce roman est un mélange entre oui une forme de fantasy mais il relève également du récit introspectif, du journal intime, du roman d'apprentissage, de la fable voire de la chronique historique, un personnage de la "petite" histoire qui déplie progressivement dans toutes ses dimensions, dans tous les sens possibles des faits qui peuvent paraître anodins mais qui aboutissent à des évènements majeurs (le principe de la micro-histoire dont je raffole).

"Si le grandiose t’intéresse tant, Gémétous, prends la peine de te pencher également sur le trivial ; rappelle-toi que ce n’est pas à l’ombre des légendes qu’on trouve le bonheur, mais auprès de la chair et du sang. Personne ne le sait mieux que nous deux." 

Le récit est construit autour des souvenirs de Liesse, c'est sa vérité qui petit à petit nous est présentée et il décide souvent d'intervenir pour donner son avis, semer le doute dans l'esprit de sa lectrice, attirer son attention sur certains éléments qui auront de l'importance plus tard. Comme Claire Duvivier qui s'amuse des attentes de ses lecteur.rice.s, Liesse joue avec celles de Gémétous : "Peut-être te demandes-tu pourquoi j'ai tant tardé à me mettre à l'ouvrage. Est-ce ton insistance qui est venue à bout de ma réticence ? Tu me pardonneras si je t'avoue qu'elle n'y est pas arrivée toute seule." L'impatience de tout comprendre devient le rythme de ce merveilleux ouvrage. 


Loin des clichés du monde de la fantasy, loin de toutes les règles qui s'appliquent à celle-ci, Claire Duvivier nous offre un très grand livre, mêlant des aspects contemplatifs tout en apportant des moments d'action avec un style d'écriture simple et merveilleux. Préférant mettre en avant un personnage de l'ombre, un parmi tant d'autres, un de ceux qui ne font et ne défont pas l'histoire, elle fait de Liesse un témoin précieux de son monde. De l'importance de ne pas retenir que le regard des plus "grands" comme témoignages d'un moment de l'histoire. Beaucoup de sensibilité, des moments touchants, de la tristesse, une bonne dose d'espoir sur notre humanité profonde, sur notre capacité à créer des liens, à jeter des ponts, à affronter la vie. Un long voyage est un tour de force : seulement 300 pages et pourtant tout est dit, tout est expliqué, rien n'est confus, les fioritures sont inutiles. 

Il est temps de vous abandonner et de vous proposer de vous laisser glisser dans la lecture pleine de surprises, d'une lenteur douce et agréable sans pour autant être teintée d'un quelconque ennui d'Un long voyage. Je ferme les yeux et j'imagine Liesse à sa table, le visage éclairé par sa lanterne et la plume levée, attendant votre arrivée. Il a quelque chose à vous conter.








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