Je n'ai pas d'ami comme toi : My friend Dahmer de Derf Backderf


J'ai un goût très prononcé pour les émissions de télévision, les podcasts et livres qui traitent des faits divers, des tueurs en série, des événements où parfois le sang coule, des têtes tombent, des bras sont découpés, des traces d'ADN sont retrouvées. Je fais néanmoins beaucoup de tri. Pas question de me contenter d'analyses bas-de-plafond, de commentaires répugnants et de reconstitutions voyeuristes. Alors, je fouine, je recherche des avis, j'écoute des spécialistes sur le sujet.

Ma rencontre avec les crimes, les enlèvements et les séquestrations remontent à l'adolescence. Si je me souviens bien, l'émission Faites entrer l'accusé était diffusée ou rediffusée (je ne sais plus) le samedi après-midi puis quelques années plus tard, le dimanche en deuxième partie de soirée. J'attendais chaque épisode comme certain.e.s ont pu compter les jours avant d'enfin voir la suite de Game of Thrones. J'ai appris plein de choses : les astuces de Guy Georges pour rentrer facilement dans un immeuble, l'utilisation originale des chaussettes par Lassana Coulibaly, comment faire croire à sa famille qu'on a un super job grâce à Jean-Claude Romand ou encore la vie de château avec Michel Fourniret.


Je vous vois déjà faire les gros yeux, vous interrogeant sur la sanité de mon esprit. Bien sûr que j'aime plaisanter en parlant des crimes les plus abominables, rire des situations les plus dramatiques, pouffer devant les mensonges des coupables. Je désamorce, je ne minimise pas. Ce qui m'intéresse ce sont les tenants et aboutissants, les mécanismes du cerveau humain, comprendre, ne pas justifier, ce qui amène un être fait comme vous et moi, à commettre des vols, des agressions sexuelles, des meurtres voire tout cela à la fois. Il est tellement plus simple de parler de monstres, fermer les yeux et se persuader que ces personnes n'ont rien à voir avec nous.


Derf Backderf, l'auteur de My friend Dahmer, ne peut lui aussi définir l'origine du mal mais il veut comprendre comment un homme sombre et bascule du côté obscur, tout en n'oubliant pas de pointer les responsabilités de Dahmer. Avant d'entrer dans les détails du roman graphique, je vais vous présenter en bonne et due forme "le cannibale de Milwaukee". On va rapidement se plonger dans la partie professionnelle de son CV, un parcours très atypique.

Sa carrière de tueur en série commence en 1978, il a tout juste 18 ans. A la base, on voit bien que le gars veut rendre service, il emmène un auto-stoppeur et lui propose gentiment de boire quelques bières chez lui. Évidemment, à un moment, le jeune homme annonce à Dahmer que c'est pas tout ça mais il commence à se faire tard. Il se retourne pour partir et BIM un coup bien placé d'haltère derrière la tête, enchaînement avec étranglement, toujours avec l'haltère, puis on termine le travail avec le démembrement. Dahmer fait les choses bien, il enterre le corps dans le jardin. Je ne vais pas vous faire la liste exhaustive de chaque meurtre avec moult détails scabreux. Il y a Internet pour ça. Sachez simplement que Jeffrey avait un peu trop d'imagination. Il était persuadé qu'il pouvait transformer les jeunes hommes qu'il enlevait en zombies et pour ce faire, il prenait une perceuse, faisait quelques petits trous dans le crâne puis leur injectait de l'acide chlorhydrique dans la partie frontale du lobe de leur cerveau. Sur des personnes encore en vie. Suspense, roulement de tambour, résultats des expériences : quand ça veut pas, ça veut pas. Il n'a pas trouvé la formule magique pour la fabrication des zombies et moi je vous ai quand même donné des détails scabreux.


Après 17 meurtres, sa carrière est brisée. Nous sommes le 22 juillet 1991, il regardait tranquilou son film préféré avec sa nouvelle victime mais cette dernière réussit à s'enfuir et interpelle une voiture de police. Les forces de l'ordre découvrent que chez Dahmer la déco ce n'est pas trop ça : squelettes, morceaux humains conservés dans le réfrigérateur, torses qui macèrent dans des tonneaux et autres joyeusetés. Il finit évidemment en prison où en 1994 il est tué par un autre détenu ayant quelques soucis de schizophrénie (il n'avait donc rien à faire en prison). L'arme du crime : une barre centrale d'haltères. Avouons que c'est tout de même un peu cocasse quand on se rappelle l'arme du premier crime de Dahmer.


Derf Backderf n'a pas écrit et dessiné My friend Dahmer pour retracer le parcours criminel de celui-ci. Cette partie-là tout le monde la connaît ou en tout cas il est facile de la retrouver. Il nous présente le Dahmer d'avant les meurtres, celui qu'il a connu au collège mais qu'il a principalement côtoyé au lycée.


L'auteur grandit dans les années 70 dans une petite ville de l'Ohio, un coin paumé de l'Amérique avec tout ce que cela évoque dans notre imaginaire (à tort ou à raison) : des industries en berne, du chômage, des esprits étroits, un diner ou des pick-up conduits par des mecs à moustache avec des casquettes et des chemises à carreaux. Dahmer, c'est le garçon étrange, celui dont tout le monde aime se moquer, le gosse dont on peut rire facilement, celui qui se fait chahuter. C'est une ombre, un invisible. Le solitaire qui au fil du temps devient de plus en plus effrayant. L'adolescence est compliquée pour Jeffrey, comme pour beaucoup de jeunes, mais pour lui elle marque un tournant, une étape où il n'y a plus de retour en arrière possible.


L'auteur décrit des événements auxquels il a parfois assisté, d'autres dont il a réussi à obtenir les détails grâce aux témoignages d'anciens amis du lycée, de professeurs, d'interviews de Dahmer,... Il fait la liste de toutes ses sources de manière très exhaustive, enrichissant ainsi encore plus son propos. Des souvenirs et des recherches pour rester le plus factuel possible. On découvre ainsi que les relations avec ses parents sont catastrophiques. Des parents qui se disputent constamment jusqu'au point de rupture final, le divorce. Une mère dépressive, un père peu intéressé par son fils. L'adolescent n'a pas un cadre familial lui permettant de se réaliser, de s'épanouir. Aucune stabilité à trouver de ce côté-là.


Jeffrey aime mimer les spasmes, les tressaillements que pourrait avoir un handicapé moteur, jusqu'à ce que l'auteur explique que ces grimaces, ces gesticulations représentent en fait les crises d’épilepsie de sa mère. Cela fait rire les élèves de l'école, il doit avoir l'impression de faire partie d'un groupe, d'être le maillon d'une chaîne, d'être quelqu'un. Très vite cependant, le malaise reprend le dessus et de nouveau il se retrouve mis à l'écart.


Tout au long du roman, l'auteur interroge le cheminement d'une personnalité, celle d'un jeune homme fermé, au regard fuyant, à l'attitude inquiètante. Un adolescent mal dans sa peau, se cherchant, essayant de trouver sa place, de se forger une identité. Est-ce que le manque d'amour de ses parents, un isolement grandissant et des problèmes de sexualité refoulée, peuvent être à l'origine de l'un des pires tueurs en série des Etats-Unis ?

Avant de passer à l'acte, Jeffrey Dahmer a commencé par disséquer des animaux morts, à les conserver dans des bocaux, dans de l'acide. Des rêves étranges se sont immiscés dans son sommeil, des songes avec des amants morts.


Il sombre dans l'alcoolisme, laissant penser que boire lui a permis pendant un temps de conserver sur lui un certain contrôle, comme s'il savait qu'il risquait définitivement de glisser vers quelque chose qu'il ne pourra plus stopper. C'est pourtant une nouvelle descente aux enfers. Il est difficile de concevoir qu'un retournement de situation aurait pu à ce moment-là aider Jeffrey à sortir la tête de l'eau. Ce n'est pas seulement un adolescent mal dans sa peau, incompris et incapable de s'exprimer. Son mal-être va plus loin.


Derf Backderf n'est pas dans le jugement moral, la narration permet aussi de prendre une certaine distance avec ce qui se déroule sous nos yeux. Il a voulu faire d'une obsession, qui l'a rongé pendant plusieurs années, un livre. Il explique que si le/la lecteur.rice est là pour satisfaire une quelconque curiosité morbide, vaut mieux passer son chemin. Il décrit sa relation avec un élève qui finalement contrairement à ce qu'indique le titre n'a été l'ami de personne, pas même de l'auteur, il n'a jamais réussi à se faire une place et pourtant peut-on vraiment dire qu'il n'a pas essayé ? L'auteur ne souhaite pas que l'on ressente de l'empathie mais plutôt quelque chose se rapprochant plus de la pitié. Selon lui, quoi qu'il arrive, Dhamer aurait eu une vie médiocre, il n'y avait pas vraiment d'échappatoire sur ce point, mais pour le reste c'était évitable. Il ne peut que s'interroger sur l'aveuglement (voulu ou pas) des adultes qui côtoyaient Dahmer.


Grâce au dessin très particulier, avec des traits un peu marqués, ce choix du noir et blanc, l'auteur rend bien compte du malaise ressenti par chacun des personnages mais il permet également de nous faire totalement rentrer dans une époque, celle des années 70, dans un lieu précis, une petite ville et surtout dans l'univers un peu étrange de l'adolescence. Son dessin se focalise sur les personnages, leurs expressions et leur état d'esprit. Celui-ci est révélé, transparent. Seul Dahmer, hormis de rares fois qui sont d'autant plus importantes, semble rester indéchiffrable.


C'est un livre qui vous fait passer par beaucoup d'émotions, celles de l'auteur, convaincu qu'il aurait pu en être autrement, et celles qui vous appartiennent : colère, haine, peur, pitié, voire peut-être finalement un peu d'empathie quand même. Quoi qu'il arrive, troublé. A titre personnel, j'ai eu un peu de mal à me remettre de cette lecture. Pas vraiment dans un sens négatif. J'ai juste en quelque sorte refait le match, passant beaucoup de temps à me demander à quel moment il n'était plus possible d'empêcher que Jeffrey Dahmer devienne irrémédiablement "le cannibale de Milwaukee".


A lire, à découvrir

Vous pouvez comme moi lire My friend Dahmer en version originale aux éditions Abrams, pour environ 17/18 euros et sinon en français aux éditions ça et là pour 20 euros avec en plus une préface de Stéphane Bourgoin. Ce monsieur est un écrivain, spécialiste des tueurs en série. Pour la petite histoire, sa petite amie a été assassinée par un tueur en série et c'est suite à ce drame qu'il décide d'entreprendre des recherches pour essayer de comprendre ce qu'il se passe dans la tête de ces tueurs. Sa bibliographie est impressionnante. Je serais d'ailleurs très heureuse si l'on m'offrait son livre sur Ed Kemper et, logique, celui sur Jeffrey Dahmer qui est un homme dont le parcours me perturbe. Le message est passé.

NDLR le 16/04/2020 : Apparemment Bourgoin est un gros mytho. Je ne connaissais pas trop dans le détail le personnage et je n'ai pas eu l'occasion d'assister à certaines de ses interventions à la télé. Donc non ne m'offrez pas de livre de Bourgoin. Je m'en passerai.

Il y a un film basé sur la BD de Derf Backderf avec le même titre. Je ne l'ai pas vu, cela va donc être difficile de vous dire ce que j'en pense. En revanche, si certain.e.s ont eu l'occasion de le regarder, je suis preneuse de vos ressentis.
Si vous voulez vous plonger dans les Faites entrer l'accusé (commencez doucement et espacez les visionnages, c'est un conseil pour bien dormir), il y a une chaîne Youtube. Vous pouvez également vous lancer dans la magnifique série Mindhunter (sur Netflix) qui parle des débuts du profilage, des études psychologiques sur les criminels. Je vous la recommande vivement car c'est tout en subtilité, tout est dans l'analyse, là aussi il n'y a pas de curiosité morbide et puis c'est l'occasion de voir des acteurs jouer des tueurs en série (bluffant et perturbant). Pour ceux qui ont vu Umbrella Academy et se souviennent d'Hazel, eh bien il joue le rôle d'Ed Kemper dans Mindhunter.

De bons podcasts : l'émission Affaires Sensibles sur France Inter, présentée par Fabrice Drouelle traite parfois de sujets liés à des crimes. Vous pouvez également découvrir Fenêtre sur cour présentée par une chroniqueuse judiciaire, Elise Costa, qui à partir d'un détail nous parle de ce qui peut se passer dans un tribunal, ce qu'elle a pu ressentir dans certaines situations.
Côté bouquin, je ne lis pas des choses uniquement sur les tueurs en série, je me tourne plutôt en général vers des livres qui vont parler de criminel.le.s ou de personnes qui ont été accusées, expliquer leurs actes, le contexte historique, faire un peu de micro-histoire. Vous pouvez donc lire Sous le charme du fait divers, petit livre plein d'humour, Laëtitia d'Ivan Jablonka, très dur parfois mais tellement prenant, trois livres de Philippe Jaenada impossibles à lâcher, Sulak, La petite femelle, La serpe. Côté travaux universitaires, Violette Nozière, une histoire des années 30. Je pourrais en citer encore plein d'autres mais bon si vous cherchez des lectures sur ces sujets eh bien vous pouvez évidemment me contacter.

Vous avez maintenant toutes les clés pour devenir un.e passionné.e de faits divers.







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